Il convient d’abord d’observer l’omniprésence des rituels et leur sens dans nos vies humaines. Ainsi, « l’ancienneté des rites, que l’on retrouve aux premiers âges de l’humanité et dans toutes les sociétés, leur variété, leurs motivations, leurs conséquences sanitaires et sociales, expliquent le grand nombre des approches possibles : théologie, histoire générale et histoire des religions, sociologie, psychologie sociale, anthropologie, économie, droit. »
Les rituels organisent nos sociétés humaines, ponctuent nos existences et y jouent un rôle essentiel. Lequel ou plutôt lesquels ? Et comment ?
Rituel : l’exception confirme la règle ?
D’une part, comme je l’ai rappelé dans l’article précédent, un rite peut se définir comme une pratique non utilitaire, à caractère symbolique. Nous viennent alors spontanément à l’esprit, les rituels (ensemble de rites) d’une cérémonie religieuse – qu’elle se déroule en Asie, en Afrique ou en France, dans un lieu de culte -. Mais on peut en repérer aussi dans des contextes ‘séculiers’ : les rituels ont alors un caractère solennel sinon symbolique, tels ceux de l’intronisation d’un nouveau chef d’état, ou celui de la pluie de riz sur les nouveaux mariés. Ces rituels se vivent dans des contextes d’exception, liés à des circonstances « à part. » On pourrait donc théoriquement, se passer de ces pratiques exceptionnelles et non utilitaires, mais aucune société humaine ne le fait. Pourquoi ?
D’autre part, l’origine étymologique du mot, nous apprend que les rites sont des usages, coutumes, habitudes. Un rituel est un ensemble de règles que l’on suit. Les règles, c’est ce qui est régulier…
Alors, le rituel, pratique d’exception ou régulière ? Pour déplier les deux pans du ‘rituel’, nous envisagerons donc d’abord, le sens et la fonction des rituels « exceptionnels » Puis ceux des rituels qui viennent s’inscrire au jour le jour, au creux de nos existences, comme des usages répétés voire codifiés.
L’exception confirme la règle.
A) L’exception.
Les rites’ exceptionnels’ : transcendance et passage.
Rappelées dans l’article précédent, à l’occasion de Noël, les coutumes liées à cette fête attestent que tout rituel évoque et cherche à convoquer quelque chose de l’au-delà : une part invisible contenue dans le visible, la possibilité de la lumière dans la nuit, de la paix dans l’agitation. Un rituel, c’est alors en quelque sorte un temps suspendu ou plutôt une échappée hors temps. La trêve de Noël, la cérémonie du mariage, la pendaison de la crémaillère… Tous ces moments « à part » c’est, pour ainsi dire – comme un petit fragment d’éternité glissé dans un pli de notre existence et qui se révèle, et que l’on goûte, toutes affaires suspendues…C’est le mariage temporaire et ressenti d’un « au delà » et « ici bas », ce qu’on pourrait contracter en un « ici – haut ». Accomplir un rituel c’est sortir de son quotidien, faire autre chose, autrement, (pour ?) accéder à une autre perception du monde et de soi : alors « le rituel permet d’habiter le monde (…) précisément en créant à l’intérieur de celui-ci, ou ailleurs, un espace-temps sur lequel ce dernier n’a pas de prise. » C. Fleury. Le rituel agit comme une libération de nos contingences, la célébration d’une « autre chose » que nous ne percevons pas ou plus, dans la trame continue du quotidien.
Un rituel exprime souvent ainsi un « entre deux » : on célèbre la naissance, ce moment charnière entre un « non né » et un nouveau-né, le mariage, entre le célibat et la vie engagée à deux, la crémaillère, entre l’ancien habitat et la nouvelle demeure…Le rituel marque le seuil, comme une charnière articule la porte entre 2 espaces…C’est à dire la transition d’avec une forme ancienne pour aller vers une nouvelle possibilité. Il est le fil rouge de la continuité entre la perte et l’acquisition. On comprend alors pourquoi le rituel est si essentiel dans nos existences : la séparation est à marquer pour libérer un ‘à venir’. « le rite et les rituels constituent le ciment des groupes humains ; ils donnent le cadre qui va permettre de marquer d’une façon stable les passages importants de la vie avec leur entrée et leur sortie. Ils vont manifester les racines du groupe et l’appartenance de chacun à ses racines. »(en ligne – Cairn)
B) La règle.
Pour l’individu : les rituels du quotidien. Motivation, effets et sens.
Ils permettent de rythmer la journée, et répondent à un besoin de répétition. Ces gestes répétés installent et confortent le sentiment de continuité et de stabilité. Essentiels pour le nourrisson qui n’a pas la notion de temps, où chaque disparition visuelle d’une personne ou d’un objet équivaut à une perte définitive, les rituels, comme chanter toujours la même petite comptine lors du change, raconter une histoire avant d’aller au lit, etc… ces rituels organisent son rapport au temps et lui donne des repères sécurisants. La prévisibilité de telle ou telle action, dans la vie d’un enfant qui ne sait encore rien de l’organisation des journées, des départs et arrivées, est fondamentale pour qu’il acquiert un sentiment de confiance. « Chacun d’entre nous a eu, au commencement, une mère capable de lui faire découvrir le monde à petites doses. » Winnicott. Les rituels qui informent l’enfant du retour des choses sont une manière de (lui) fractionner son environnement afin qu’il découvre le monde à petites doses. Winnicott suggère ainsi que ce retour des choses, annoncé par les rituels, établit une stabilité structurelle permettant à l’enfant de construire un monde intérieur et d’acquérir une identité.
Mais peut être, à une moindre échelle (ou pas !) est-ce aussi le cas pour nous adultes. Ainsi nos journées sont ponctuées de moments ritualisés : le petit café pris à l’arrivée au bureau avec les collègues, les rituels du matin avant de quitter son habitat et la manière de le retrouver : d’abord enlever les chaussures, boire un grand verre d’eau,…Chacun de nous a sa manière de ritualiser ses journées, i.e. de construire des points repères qui permettent de se retrouver – soi, et son sentiment de continuité dans le tourbillon des gestes, informations et contraintes…Ici encore nous nous efforçons de faire face au raz de marée des stimuli extérieurs par des « petites doses », les rituels, qui nous ancrent dans notre continuité intérieure, nous donnent un sentiment d’identique. Cet identique constitue notre perception d’une identité stable dans un monde en mouvement. Ainsi, pour peu que la machine à café qui rassemble les collègues et organise la matinée au travail (avec la rituelle pause-café) soit un jour en panne, une légère déstabilisation peut se faire ressentir. Et si elle disparait, on se trouve désorienté et dans la nécessité de trouver « autre chose ».
Se Saluer.
Un rituel aussi « basique » et tacite, que celui de dire bonjour et serrer la main à un nouvel arrivant , pour l’accueillir, a pour effet de donner confiance, et permettre de passer le seuil de l’inconnu – vers la prise de connaissance. La perte de ce rituel aujourd’hui banni de nos gestes en raison des mesures covid, déstabilise plus profondément notre façon d’être en relation qu’on ne le perçoit à première vue : ce rituel visait à rassurer et introduire un accord convenu entre les personnes, une connivence culturelle (chaque culture a inventé des gestes qui lui sont propres) Éliminé, il nous laisse un vide, l’embarras, et la perplexité : comment établit-on un contact ? Comment signifie t-on à l’autre qu’on est ouvert à la rencontre ? Puisque d’ailleurs, on ne l’est plus qu’avec prudence, voire méfiance, même avec ceux qui nous sont les plus proches ? Quel est le rituel dans ce cas, qui peut donner le sentiment de sécurité nécessaire pour se relier ? Perdre ce rituel si simple n’est pas anodin : il attestait du désir d’être en relation confiante ; sa disparition peut signifier l’inscription de la distance, de la peur et de la méfiance comme première donne de la rencontre…(Et ouvre à un projet social bien singulier qui ne manque pas d’interroger). Elle brouille en tout cas nos repères.
Conclusion : le rituel pour créer des états internes.
Les rituels, de l’exception à la règle, pour l’individu comme pour le lien humain, non seulement agissent comme des modérateurs de nos « pulsions » mais ils favorisent aussi l’avènement d’un nouvel état intérieur. On l’a vu : ils permettent d’apprivoiser la terreur enfantine comme nos peurs d’adulte, grâce au sentiment de stabilité qu’ils promettent et assurent.
Mais ils peuvent aussi susciter des états internes, qu’on ne peut créer par la seule volonté. Dans une école du Canada, (l’école Wolf, au large de Vancouver ) un rituel est instauré : le cercle de gratitude. Tous les matins adultes et enfants s’assoient en cercle et chacun à tour de rôle exprime ce pour quoi, il éprouve de la gratitude. Cela peut être pour dire comme on a aimé le ciel étoilé de la nuit, ou le bon petit déjeuner du matin, ou le sourire qui a ému…Et le fait d’entendre les autres exprimer l’objet de leur gratitude est aussi une ouverture d’un plus grand espace de gratitude pour chacun. Ici le rituel révèle un double potentiel tel que R.Graziani nous en livre le sens dans son analyse du rite (li) en Chine : celui-ci « permet à l’individu non seulement de tenir à distance les états négatifs (violence,…etc.) mais aussi de créer peu à peu, par le biais de l’habitude et de la répétition, des sentiments et des états impossibles à susciter directement. » On ne peut décider volontairement d’être empli de gratitude. Mais dans le cercle rituel quotidien de cette école, remercier chaque jour, inscrit le geste de gratitude dans une « routine » et permet de susciter, voire installer un réel sentiment de gratitude « à l’intérieur » de l’individu.
Or, tout comme « l’aptitude à la gratitude est à soigner et à protéger sans cesse »J. Kristeva, l’aptitude à la relation et la rencontre humaines sont également à soigner et protéger sans cesse. Dans notre contexte particulier depuis bientôt un an, celui des mesures nécessaires (au moins dans une certaine mesure), d’hygiène et de distanciation sociale, il convient de penser que d’autres besoins fondamentaux sont nécessaires à la vie d’une communauté humaine. Les oublier compromet un pouvoir et savoir vivre ensemble. Comment penser et inscrire, dans le contexte de ‘distanciation sociale’, la proximité fraternelle, et le sentiment d’appartenance à une communauté humaine ?
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